Reverse, reinvest. On the work of Randa Maroufi

Victorine
Grataloup

L’autre comme hôte , exposition monographique de Randa Maroufi qui a eu lieu au CACC du 18 septembre au 28 novembre 2021 sous le commissariat de Madeleine Mathé assistée de Léa Djurado, se présentait comme « le point de conclusion d’un projet long et protéiforme, Bab Sebta, qui se concentre sur la zone frontalière de Ceuta, enclave espagnole sur le sol marocainMadeleine Mathé [directrice du CACC et curatrice de l’exposition] : « L’exposition monographique L’autre comme hôte au CACC constitue le point de conclusion d’un projet long et protéiforme, Bab Sebta, qui se concentre sur la zone frontalière de Ceuta, enclave espagnole sur le sol marocain », entretien avec Randa Maroufi dans le guide de visite de l’exposition, 2021.  ». En vérité l’ensemble des œuvres rassemblées allait bien au-delà du Maroc et de Sebta/CeutaCeuta en espagnol et سبتة (prononcé Sebta) en arabe. Bab Sebta, le titre du film, se réfère ainsi à la porte d’entrée du territoire, à sa frontière. , puisque l’exposition s’ouvrait par la vidéo Stand-by office (13 min. 20, 2017), filmée à Amsterdam. Stand-by officeRanda Maroufi, « Stand-by-office », 2017. © Randa Maroufi met en scène « We Are Here », collectif de personnes en demande d’asile qui souhaitaient alors rendre visible la situation intenable qui leur était imposée – ne recevant pas de logement du gouvernement néerlandais, il leur était interdit de travaillerTraitement témoignant de « l’organisation bureaucratique de l’inhospitalité » évoquée par la philosophe Marie-José Mondzain lors de sa conférence « L’hospitalité des images », à l’occasion de l’exposition au CACC le 8 octobre 2021.

Au moment où Randa Maroufi réalisait Stand-by office, il y a cinq ans, le projet Bab Sebta en était à ses balbutiements : en témoigne la série photographique Nabila et Keltoum et KhadijaRanda Maroufi, « Libération », De la série « Nabila & Keltoum & Khadija », 2015. © Randa Maroufi (2015), également présentée dans l’exposition. Elle donne à voir, en majesté, les trois femmes éponymes empaquetant des objets afin de les transporter sur leur dos – ce qui deviendra le fil conducteur du film Bab Sebta était donc déjà là.

Nabila et Keltoum et Khadija est à la charnière de ce que je considère comme les deux grands cycles de l’œuvre de Randa Maroufi, à ce jour : un premier ensemble de pièces portant sur le genre, le sexisme et le patriarcat ; un deuxième traitant des frontières, des violences qu’elles impriment sur les individus et leur corps en contraignant leurs déplacements, et de leur contournement.

A la charnière entre ces deux grands cycles, puisque Nabila et Keltoum et Khadija prolonge les questionnements du premier tout en ouvrant vers le deuxième. C’est par le prisme du genre que Randa Maroufi regarde et photographie en studio leur travail d’empaquetage et d’acheminement, parce qu’elle a observé que les hommes et les femmes ne transportaient généralement pas les objets de la même manière (les femmes les portant souvent plus directement en contact avec leur corps) ; tout en ouvrant vers le second (cette même question de la contrebande sera au cœur du film Bab Sebta, 2019, mais aussi des séries Around the gate, photographies, 2018, et Diwana, cyanotypes, 2018–2019, qui l’accompagnent). 

A qui connaissait son travail antérieur au cycle sur les frontières, Randa Maroufi a pu sembler singulièrement absente de ce nouvel ensemble.

En effet, l’artiste se mettait auparavant elle-même en scène, dans le cycle sur le genre : en performant (Matons, 2012, Tentatives de séduction, 2013) ou en associant ses proches (dans la vidéo Close-up, 2016), Randa Maroufi nous indiquait se situer au cœur des questions posées par son travail, au cœur de son sujet. Pendant plusieurs années, elle a ensuite travaillé la frontière en s’en tenant pour ainsi dire à distance. Si la biographie de l’artiste pouvait évidemment laisser imaginer de régulières confrontations aux réalités administratives des frontièresBasée à Paris, Randa Maroufi séjourne régulièrement au Maroc où sont menés la plupart de ses recherches et de ses projets, où elle est née, a grandi et étudié à l’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan., ni elle ni son entourage n’apparaissaient d’aucune façon dans Stand-by Office, Around the gate ou Diwana, et très discrètement dans Bab Sebta (en hommage et dans les remerciements du générique).

En cela L’autre comme hôte a agi non seulement comme un « point de conclusion », mais aussi comme un pas de côté, dévoilant deux nouvelles productions donnant plus directement la clef du rapport de Randa Maroufi à son deuxième ensemble de pièces. L’installation La saisieRanda Maroufi, « La saisie », coproduite par le Centre d’art contemporain Chanot, 2021 © Tony Trichanh – CACC (2021) souligne en effet que le père de l’artiste était inspecteur des douanes marocaines – le titre de l’exposition reprend d’ailleurs sa prestation de serment, qui apparaît dans La saisie. Ce geste de citation, me semble-t-il, resitue tout ce deuxième ensemble d’œuvres dans un endroit intime, inédit dans le travail de Randa Maroufi.

La citation va bien au-delà des mots. En effet La saisie rassemble, minutieusement scannés et disposés sur une table lumineuse, les objets et outils de travail du père de Randa Maroufi (entre autres : la prestation de serment mentionnée plus haut, une carte professionnelle, des badges, une chemise, des boutons, des galons, des documents, des photographies, un grand tissu bleu). La citation est ici gestuelle et muette, la composition de l’œuvre ayant amené l’artiste à reconstituer les gestes de son père, à se saisir comme lui d’objets un par un, à les disposer. Avec, bien sûr, une destination bien différente de ces gestes puisque Randa Maroufi les déplace du contrôle aux frontières à l’endroit de l’hommage, du rite mémoriel individuel. Le geste qui d’ordinaire met à nu, voire déshumanise, est inversé, réinvesti. Le contraste est frappant entre un tel travail de composition, qui ne peut manquer d’émouvoir profondément, et le rétroéclairage clinique de la table lumineuse.

Le grand tissu bleu sombre aux armoiries du Maroc, probablement d’apparat, qui semble être d’un velours très doux mais à l’envers rigide et dont l’usage, dans un contexte douanier, nous restera mystérieux, réapparaît dans Les plieursRanda Maroufi, « Les plieurs », 2021, co-produit par le CACC – Clamart. © Randa Maroufi (vidéo, 9 min., 2021). La vidéo s’ouvre avec un gros plan sur la partie monochrome du tissu, ce bleu qui est aussi celui de la Méditerranée dont l’imaginaire lumineux ne doit pas nous faire oublier qu’elle est aussi une frontière, aujourd’hui mortelle pour beaucoup. Deux hommes âgés en uniformes soutiennent le tissu déplié sur lequel la caméra glisse doucement au son enveloppant d’une musique instrumentale, oscillant entre tons emphatiques et notes plus introspectivesUne composition originale de Léonore Mercier, à qui Randa Maroufi avait déjà commandité un travail inédit pour Bab Sebta.. Lorsque celle-ci marque une pause, c’est pour nous faire entendre les respirations et les commentaires des plieurs qui se mettent à manipuler le tissu, s’y reprenant à deux fois pour obtenir un pliage satisfaisant. Les deux hommes n’ont manifestement aucun protocole en tête, pour un acte au contraire excessivement protocolaire comme l’est celui du pliage de drapeau. Les gestes ne sont pas assurés, ce qui a amené la philosophe Marie-José Mondzain à voir dans Les plieurs « un film comiqueMarie-José Mondzain, op. cit. ». Au contraire, je suis frappée quant à moi par les mines graves des deux hommes sur lesquelles se clôt la vidéo alors que l’un porte le grand tissu enfin plié dans un moment solennel, malgré les regards fuyants, perplexes peut-être, de l’autre.

Ces deux plieurs, filmés en studio sans décor comme le pratique souvent l’artiste, sont le pendant de Nabila et Keltoum et Khadija. Devant la caméra ou l’appareil photo de Randa Maroufi, elles comme eux se sont fait modèles, performeurs et performeuses : les unes de leur travail de contrebandeRanda Maroufi remercie « Toutes les contrebandières et contrebandiers de Bab Sebta » dans le générique du film éponyme., les autres d’une tâche plus mystérieuse et inhabituelle.

Car s’il est bien un fil rouge dans le travail de Randa Maroufi, qui traverse tous les ensembles d’œuvres, c’est le travail. Et son envers, l’oisiveté – celle imposée aux demandeurs d’asile de « We Are Here » qui miment le travail de bureau dans Stand-by office ; celle des jeunes du jardin Yasmina au sein du parc de la Ligue arabe à Casablanca dans le temps suspendu du Park (vidéo, 14 min, 2015), qui jouent aux cartes, parlent de prison et romancent leur vie sur les réseaux sociaux. Il y aussi le travail qui se déguise en oisiveté, avec les Intruses (Place HouwaertRanda Maroufi, « Place Houwaert » de la série « Les Intruses », 2018. © Randa Maroufi à Bruxelles, 2018, et Les Intruses de BarbèsRanda Maroufi, « Parc Léon – Barbès » de la série « Les Intruses », 2019. © Randa Maroufi à Paris, 2019) qui traînent dans les rues et les cafés dans cette série photo et vidéo dans laquelle Randa Maroufi fait rejouer à des femmes l’occupation masculine de quartiers populaires, où le travail doit souvent se cacher pour subsister (la vente à la sauvette, par exemple).

Cette série des Intruses a pour vocation de se déployer à l’avenir en miroir dans d’autres espaces, ceux-là de pouvoir : tout aussi masculins et diversement accessibles aux femmes – cis et trans, jeunes et vieilles, blanches et racisées – que Randa Maroufi invitera à prendre place. La force des Intruses réside dans le long terme, dans la répétition du protocole et dans la variation des lieux, dans l’association d’un nombre toujours grandissant de femmes ainsi amenées par l’artiste à performer des postures et des gestes traditionnellement masculins. « Un projet qui n’aura pas de fin, sauf s’il n’y avait plus d’espaces genrés ; ce qui n’arrivera pasCitation issue d’une série d’entretiens de l’autrice avec l’artiste dans son atelier à Paris, janvier et mai 2022. », résume l’artiste.

Randa Maroufi offre systématiquement un tirage des Intruses aux propriétaires des lieux qui apparaissent dans ses images. Manière de reconnaître leur contribution au projet – leur travail là encore –, mais aussi de disséminer ses photographies au-delà des espaces d’exposition. Elle les présente dans l’espace public, aussi, et s’intéresse à leur détérioration. Les couleurs passent, le papier s’abîme, des graffitis apparaissent. Et le travail de Randa Maroufi s’en nourrit.


BIOGRAPHIE DE VICTORINE GRATALOUP

Victorine Grataloup est curatrice, co-fondatrice du collectif éditorial Qalqalah قلقلة et directrice de Triangle France – Astérides.